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freeterritories

SAUDADE DA LUA CHEIA

Publié le 10 Janvier 2009 par JFDM

ODILE, PLUS JAMAIS LA LUNE SANS TOI

L’horloge de Dark Side of The Moon égrène méchamment ses rythmes incontrôlables. Le rythme du train-fantôme qui conduit à la gare des Rêves Fracassés.

Le quai est désert, comme une table dressée qui depuis toujours attend des convives qui ne viendront jamais.

J’arpente nerveusement sa langueur à la recherche de la mienne, sous le crépitement insistant de la pluie – comme une myriade de moustiques sans parachutes.

Cigarette sur cigarette. Je sais que le train que j’attends n’entrera jamais dans cette gare pourrie. De toutes façons, il n’est pas indiqué sur le Tableau des Départs. Normal d’ailleurs, puisqu’il n’y en a pas. Cette intéressante constatation, débouchant sur une déduction des plus subtiles, me conforte dans l’idée que je ne suis pas encore complètement abruti.

En fait, la seule indication visible sur la porte de bois vermoulu, à double battant, se trouve sur un écriteau sur lequel on a gribouillé à la hâte, de l’écriture malhabile d’un mongolien bavant d’effort :

« FERME POUR CAUSE D’ARRIVEE DEFINITIVE ET RECIPROQUEMENT ».

Abasourdi par sa propre audace, l’ignoble auteur de cette œuvre dérisoire s’est très certainement carapaté à toute allure en gloussant servilement. Probablement un adorateur de Salman Rushdie, qu’Allah O Akbar lui arrache les couilles à l’occasion.

Mon cynisme est d’autant plus exacerbé que cet écriteau poussiéreux  - d’une poussière terrifiante qui n’a pas d’âge et en tous cas se moque du mien - est la seule alternative à rien. Que la seule notion de « TRAIN AU DEPART » devient ici perversion intellectuelle, déviance de la raison et fétu de paille dérisoirement sentimental face à la marée assourdissante de ma solitude sur ce quai con comme la lune.

C’est très clair : la seule destination dans la Gare des Rêves Fracassés, c’est L’ATTENTE.

Elle était tellement çà pour moi, la pression de ses doigts sur les miens. Tellement çà pour moi, nos deux corps et nos âmes scellés dans un pacte mortel (tout le temps de la vie).

Et maintenant, L’ATTENTE. Ce train dont j’étais l’unique passager, avec dans le couloir une photo jaunie de la baie de Propriano (j’avais dû voyager debout durant tout le trajet, car toutes les places assises étaient occupées par le vide). Ce poste-frontière surréaliste, où deux douaniers indifférents en uniforme gris, avec un curieux symbole sur le ceinturon, m’avaient présenté leurs documents d’identité et s’étaient confondus en remerciements ironiques quand, excédé de les voir attendre Autant-Lara sait quoi, je leur avais enjoint de se casser.

Pourtant, à ce moment précis, ce sont ces deux zombies qui ATTENDAIENT et pas moi… Mais à quoi bon y repenser ? Il était certainement déjà trop tard. N’importe comment, je ne savais même plus pourquoi diable j’avais pris ce train.

A propos de train, en voilà un qui rentre en gare. Ralentit en haletant avec jets de vapeur.  Crisse de ses freins stridents. S’arrête essoufflé, comme souvent d’ailleurs les trains en pareille circonstance.

                En descend une voyageuse, avec hésitation et un petit sac de voyage, silhouette fragile dans le crachin furtif. Regarde l’heure à la vieille horloge suspendue, geste dérisoire qui éveille en moi un vague soupçon de raillerie amicale, puisque :

                1/ Elle et moi n’avons plus rien à attendre,

                2/ Il n’y a plus d’aiguilles à cette saloperie d’horloge.

Le train s’est déjà évanoui dans nos mémoires empoussiérées d’inertie. Nous nous regardons, intensément. Logique : il n’y a que nous. Nous rapprochons l’un de l’autre. Nous serrons mains dans main, très fort, les yeux dans les yeux. Il s’agit bien de nous, mais nous ne pouvons pas nous reconnaître, car sinon nous ne serions pas dans cette gare. C’est du moins ce que je pense en la relâchant doucement.

Le quai résonne d’un vent lugubre qui s’engouffre par les trous de la toiture rouillée, unique manifestation d’un présent figé à tout jamais.

Alors, je décide de lui lire l’une des pages du livre que je suis parfois ; et d’une voix un peu sourde et hésitante (il y a si longtemps que je n’ai pas parlé), je lui raconte l’histoire suivante :

« Doucement, la porte s’entrouvre dans l’obscurité quasi-totale, laissant apparaître un rai lumineux dont l’angle va en s’écartant, comme une meurtrissure bleuie géométriquement ressentie. Un léger, presque imperceptible courant d’air affole très relativement les feuilles nonchalamment tombantes de quelques youkas, qui retombent immédiatement dans leur torpeur ancestrale. Aucun bruit, aucun son pour accompagner cette modification magistrale de l’environnement dans la pièce captive d’une pulsation haletante où deux corps s’entrelacent, se déchirent, se fondent et se combattent dans la moiteur hyper-excitante de l’été sicilien.

La passion, reine d’un instant, a pris tous les pouvoirs sur l’homme et la femme qui se donnent en longs gémissements l’un à l’autre, de la caresse la plus profonde à la morsure la plus saignante, de l’étreinte la plus tendue à la samba la plus sinueuse.

Dehors, sur la terrasse bordée d’une luxuriante végétation qui recouvre à moitié la rambarde de style néo-destroy-barok, les ombres de quelques effilochures de nuages qui cavalcadent devant une énorme lune blanchâtre à souhait rythment de façon implicite le crissement aphrodisiaque de milliers de cigales qui, à une centaine de mètres en contrebas, au pied de la falaise rocailleuse, chantent leur hymne à la marée haute. La me s’étire en calmes ondulations et en reflets aléatoires jusqu’à l’horizon de la raison humaine.

Rien pour troubler cette harmonie où nature et humains coexistent jusqu’à plus-soif. Et le marbre blanc qui absorbe la lueur lunaire n’est que l’impavide récepteur d’une immédiateté sensuelle qui lui sera et lui a été à tout jamais étrangère.

La force fabuleuse de l’instant face à l’inertie de l’éternité insensible.

« Plus rien ne compte pour ces deux corps soumis à une accélération de plus en plus créatrice de couleurs et d’explosions.

Rien n’a jamais compté pour le scarabée noir à croix blanche qui tente vaguement de se trouver une destination sur la crête de la rambarde, embourbé dans la mélasse infime qui lui tient lieu de siège de réflexion face au monde.

Non, il n’y a en fait qu’un seul intrus cette nuit, dans ce décor sicilien. Décor si proche et si loin, fait de pierre humide et de sueur de plaisir. Oui, un seul intrus : moi, qui, d’un petit restaurant d’Alfortville, un soir, dans une salle quasiment vide, ai entr’ouvert cette porte donnant sur l’obscurité et l’amour ; sans un bruit, pour ne pas déranger, comme j’aimerais moi-même ne pas être dérangé le jour – la nuit – où cela m’est arrivé ».

 

Plongé dans une extase imbécile, soumis à un attendrissement hors de propos sur moi-même, j’avais fermé les yeux. Les rouvre et revois ce quai.

En fait, nous n’avons rien à nous dire. Parce qu’il n’y a rien à dire. Ses doigts de nouveau dans mes doigts, c’est comme toute l’histoire du monde livrée en pâture au temps-faucon.

Elle essaie de me faire comprendre something, mais ses mâchoires sont trop serrées par la peur, oui la peur, pour pouvoir laisser s’échapper d’autres sons qu’un léger gémissement de chatte affolée.

Je l’emmène le long du quai, observant malgré moi l’horizon brouillé par la grisaille pour y déceler un hypothétique train qui pourrait nous ramener dans ce monde si beau où nous étions il y a peu et longtemps déjà.

La mer est si jolie. Je ferme les yeux et je la vois : c’’est la fin du jour, la nuit n’en peut plus de tomber, et la mer étale joue l’indifférence la plus sépulcrale devant cette mauvaise pièce à répétition qu’on lui balance tous les jours à la même heure.

La mer est si jolie.

Et puis le découragement me submerge comme une déferlante irrésistible et glauque où s’englue toute ma conscience.

Je ne sais même plus ce que j’attends sinon qu’il s’agit d’attendre. Elle se détache doucement de moi, va s’asseoir un peu plus loin sur le rebord du quai. Elle a compris, elle aussi, que seule l’attente pouvait rendre l’attente moins insupportable.

Le crachin, encore et toujours. Ni froid ni chaud, ni émotions ni sensations, ni pleurs ni couronnes.

Dans mes yeux délavés par le désespoir infini, sont en train de mourir les dernières étincelles qui faisaient de moi ce joueur insouciant et plein de vie.

Quand la jeune femme éclate d’un rire hystérique, je sais déjà que sa folie sera vite identique à la mienne.

Et que notre longue marche à reculons vers un avenir qui n’est, au mieux, qu’un rêve – rêve qui nous a amenés dans cette Gare définitive – ne fait que commencer.

Une longue dérive au nom de l’Attente.

Qui ne permet, comme seule échappatoire libératrice, que l’oubli permanent de ce non-état.

Je me relève. J’arpente encore et encore ce quai. J’écoute à peine cette histoire délirante qu’elle débite d’une voix monocorde et vidée de substance.

Je me noie dans la déchirure de mes dernières défenses intérieures.

La fin de l’attente.

Je n’attends que çà.

Message in a bottle

Gare des Rêves Fracassés

Temps indéterminé

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